9
La Fée des Brumes
Cette année-là, le roi Arthur avait tenu une cour exceptionnelle à Carduel afin de faire ses dons de largesse envers les chevaliers qui l’avaient bien servi et de bien doter ses vassaux qui n’étaient point encore pourvus de bonnes terres. Il se montra très généreux, distribua force présents aux uns, des forteresses aux autres, et chacun vanta la largesse du roi qui savait se faire aimer de tous en reconnaissant les services qu’on lui rendait pour le plus grand honneur du royaume de l’île de Bretagne.
Un seul fut oublié. C’était un preux chevalier du nom de Lanval. Il était l’homme lige du roi Uryen Rheged et l’un des compagnons favoris de son fils Yvain. Il avait pourtant accompli beaucoup de prouesses au profit d’Arthur et d’Uryen en chassant les Scots et les Pictes du Nord, qui ne manquaient jamais une occasion de venir ravager les marches du royaume. Il avait fait de nombreux prisonniers, s’était illustré dans plusieurs combats, et il avait réussi à repousser la plupart des envahisseurs dans leurs montagnes. Et, dans le pays, chacun vantait les mérites de Lanval, fidèle et preux chevalier dont la conduite vis-à-vis des dames et des jeunes filles avait toujours été irréprochable, tant il mettait de soin à les servir quand elles étaient en danger ou lorsque leur intérêt l’exigeait.
Lanval fut très déçu d’avoir été oublié. Il était de haut lignage, descendant d’un roi dont le pays était au-delà de la mer, mais il avait dépensé tout son avoir et se trouvait en grande difficulté. Pourtant, sa fierté était telle qu’il ne demanda rien. Il quitta la cour sans se faire remarquer, monta sur son cheval et se dirigea au hasard dans la campagne en agitant de tristes pensées. Il parvint ainsi sur les bords d’une rivière où il faisait frais. Il descendit de son cheval, et comme celui-ci bronchait souvent, il le dessangla pour qu’il pût se vautrer tranquillement au milieu du pré. Quant à lui, il roula son manteau sous sa tête et se coucha sur l’herbe, cherchant à trouver le sommeil.
Comme il reposait ainsi, il aperçut deux jeunes filles qui venaient vers lui le long de la rivière ; elles étaient étroitement lacées dans deux bliauds de couleur pourpre sombre, et leurs visages étaient clairs et beaux. L’une d’elles portait un bassin d’or pur, très fin et bien ouvragé, et l’autre portait un linge blanc sur le bras. Elles vinrent tout droit vers l’endroit où Lanval était allongé. Quand elles furent tout près, le chevalier se dressa pour mieux voir ce qu’elles voulaient, puis il se releva et les salua. Elles répondirent à son salut, puis elles lui dirent : « Seigneur Lanval, notre maîtresse, qui est fort belle et fort courtoise, nous envoie vers toi pour t’adresser un message. Elle désire que tu nous suives, afin que nous te conduisions auprès d’elle. Il ne t’en adviendra nul dommage, sois-en bien assuré. Au contraire, c’est pour ton bien que notre maîtresse nous envoie te chercher. Elle n’est pas loin d’ici, et si tu regardes du côté de la colline, tu pourras voir son pavillon qui est dressé près de la rivière. »
Lanval regarda dans la direction indiquée et vit en effet une tente de couleur vive qui dépassait des frondaisons. Il prit son cheval par la bride et suivit les jeunes filles sans plus hésiter. Elles l’amenèrent jusqu’au pavillon que Lanval trouva magnifique et très bien tendu. Ni la reine Sémiramis, au temps où elle avait le plus de fortune, ni l’empereur de Constantinople n’eussent pu en posséder un semblable. Sur le sommet, on pouvait voir un aigle en or. Quant aux cordes qui tendaient les pans de la toile, elles étaient mêlées de fils d’or. Jamais Lanval n’avait vu une pareille richesse. Les jeunes filles soulevèrent la toile qui masquait l’entrée et dirent à Lanval d’avancer.
Il aperçut alors une femme, étendue sur un lit magnifique et vêtue seulement de sa chemise. Un riche manteau de pourpre d’Alexandrie, doublé d’hermine blanche, recouvrait ses épaules pour lui tenir chaud, mais elle avait le côté découvert, ainsi que la jambe et le sein. Lanval vit que son corps était splendide, plus blanc que la fleur d’aubépine. Il s’avança en hésitant quelque peu, et la femme l’invita à s’asseoir sur un coussin moelleux qui se trouvait au pied du lit. « Lanval, dit-elle alors, c’est pour toi que je suis sortie de ma terre qui est bien loin d’ici. Si tu es preux et courtois, il n’est comte, roi ou empereur qui ait connu la joie qui t’attend. Car je t’aime plus que tout autre être au monde. »
Lanval, en entendant ces paroles, se demandait s’il ne rêvait pas. Il ne pouvait s’empêcher de la contempler, et plus il la contemplait, plus il la trouvait belle et rayonnante. Comment aurait-il pu rester insensible au charme de cette femme mystérieuse qui lui avouait qu’elle l’aimait, et que pourtant, même en agitant ses souvenirs, il savait n’avoir jamais rencontrée auparavant ? « Belle dame, répondit-il, s’il advenait par bonheur que tu sois sincère en avouant l’amour que tu me portes, tu ne saurais m’ordonner chose que je ne fasse immédiatement à ton service, que ce soit sagesse ou folie. Je ferai tous tes commandements, même les plus exigeants et les plus fous. Désormais, je renonce à tout pour toi seule. Je ne souhaite plus qu’une chose, c’est de ne jamais plus te quitter. »
Quand la femme l’entendit ainsi parler, elle comprit qu’il était sincère. Sans hésiter, elle lui dit qu’elle lui octroyait sa confiance et son amour. Puis, elle lui expliqua qu’elle lui ferait un don : il pourrait souhaiter quelque chose et l’obtenir immédiatement. Plus largement il dépenserait, plus il aurait d’or et d’argent. Et s’il lui prenait fantaisie d’en distribuer par poignées à ceux qu’il jugerait le mériter, elle lui fournirait de quoi lui suffire. « Lorsque tu rentreras en ton logis, tu verras que je ne te mens pas, car déjà tes valets ont de l’or et se préparent à t’accueillir à ton retour avec la plus grande magnificence qui soit. »
Lanval ne savait quoi répondre. Il se contentait de regarder la femme sans pouvoir prononcer un quelconque remerciement. Elle reprit la parole : « Je mets cependant une condition à tout cela, dit-elle. Cette condition, elle est essentielle pour toi comme pour moi, et je te conjure de la respecter. Voici : ne découvre jamais notre amour à personne, ne dis jamais une parole à quiconque à mon sujet. Si notre secret était connu, tu me perdrais à jamais ; jamais plus tu ne pourrais me voir ni prendre jouissance de mon corps. – Certes, répondit Lanval, je ferai ce que tu me commandes et je promets le plus absolu silence sur toi et sur notre amour. »
Elle tendit les bras vers lui. Il se coucha sur le lit, tout au long de la femme. Il y resta longtemps, jusqu’à la nuit tombante, et il y serait resté davantage si la dame ne lui avait dit : « Ami, il faut maintenant te lever, car tu ne peux demeurer plus longtemps. Tu vas t’en aller tranquillement et regagner ton logis. Mais sache bien ceci : chaque fois que tu souhaiteras ma présence, il n’est point de lieu, de ceux du moins où l’on peut recevoir son amie sans vilenie et sans offense, où je ne me présente à toi, prête à accomplir tes volontés. Sache encore que nul homme ne me verra, en dehors de toi, et ne pourra entendre mes paroles. »
Lanval se leva. Il était triste de quitter son amie, mais joyeux parce qu’il savait qu’il pourrait l’avoir près de lui quand il le voudrait. Il la baisa tendrement et sortit. Les jeunes filles qui l’avaient conduit au pavillon lui passèrent de riches vêtements. Quand il se vit ainsi habillé de neuf, il se demanda encore s’il ne rêvait pas, mais c’était bien une réalité et il en avait une preuve évidente. Les jeunes filles lui présentèrent également un bassin rempli d’eau et un linge de toile fine pour qu’il se lavât les mains, puis elles apportèrent un repas de belle apparence qu’elles servirent sur une table, au milieu du pré. La femme sortit du pavillon et vint s’installer en face de lui. Il fut servi abondamment et en eut une grande joie. Mais ce qui lui plaisait encore plus, c’était de pouvoir très souvent embrasser son amie. Quand le repas fut terminé, on lui amena son cheval tout sanglé et muni d’une selle en cuir de valeur ornée de pierres précieuses. Il prit congé de la dame et des jeunes filles, mit le pied à l’étrier et enfourcha sa monture. Il partit alors en direction de la cité, mais il ne pouvait s’empêcher de regarder en arrière. Or, dans les derniers rayons du jour, il vit une brume épaisse qui se levait au bord de la rivière et qui engloutissait le pavillon où il avait connu tant de bonheur.
Intrigué, il fit demi-tour et pénétra dans la brume. Il eut bien du mal à se repérer, mais il revint à l’endroit où était dressé le pavillon : il eut beau chercher, il ne vit aucune trace de ce qu’il avait vu pendant la journée. Et la brume se dissipait tandis que la lune montait à l’horizon. « J’ai rêvé, se dit-il, j’ai dû m’endormir dans le pré et imaginer tout cela ! » Pourtant, une chose était certaine : il portait un magnifique habit qu’il n’avait pas auparavant, et la selle de son cheval n’était pas la même. Il reprit alors le chemin de Carduel, pensant sans cesse à cette aventure merveilleuse, et doutant au fond de son cœur.
Quand il arriva à son hôtel, ses gens l’accueillirent avec de grandes démonstrations de joie. Ils lui dirent qu’ils avaient trouvé un coffre rempli de pièces d’or et de très beaux et très riches habits dont ils s’étaient immédiatement revêtus. Alors, il ne put douter de la réalité : il avait bel et bien rencontré une fée, et cette fée lui avait donné non seulement son amour mais aussi d’incroyables richesses.
Dès lors, il changea complètement de vie. Tous les soirs, il tenait table ouverte, mais nul ne savait d’où lui venait l’argent qu’il dépensait. Il n’y avait dans la ville chevalier ayant besoin de quelque secours qu’il ne fît venir à lui pour le combler de bienfaits. Il donnait aux pauvres en grande abondance. Il habillait les jongleurs et les bardes ; il recevait les plus grands et les traitait dignement. Mais ce dont personne ne se doutait, c’est que Lanval, chaque nuit, appelait à lui son amie. Et elle venait, toujours plus amoureuse, toujours plus belle, et lui prodiguait tous les dons qu’il sollicitait d’elle.
Un jour, trente chevaliers allèrent s’ébattre en un verger, sous la tour où séjournait le roi Uryen. Parmi eux, se trouvait Yvain, le franc chevalier, qui savait se faire aimer de tous. Et Yvain dit : « Seigneurs, nous n’en usons pas bien avec notre compagnon Lanval qui est si courtois, si large et fils d’un roi si riche, lorsque nous venons ici sans l’avoir invité. » Ils s’en allèrent donc au logis de Lanval et lui dirent de se joindre à eux. Lanval les suivit dans le verger et tous se mirent à deviser joyeusement, prenant le frais sous les ombrages.
Or, Morgane s’était accoudée à une fenêtre ouverte dans la tour. Elle avait avec elle trois de ses suivantes. Elle vit venir les familiers du roi avec Lanval qu’elle connaissait bien. Mais elle n’avait jamais regardé le chevalier avec autant d’intérêt que ce soir-là, sentant un grand trouble l’envahir. Lanval était certainement le plus beau de tous ceux qui s’ébattaient dans le verger, et Morgane ne pouvait s’empêcher de penser qu’il lui aurait parfaitement convenu. Elle ordonna à l’une de ses suivantes d’aller chercher les plus délicates et les plus jolies filles du palais, afin de descendre avec elle dans le verger. Elle en choisit trente et, avec elles, elle descendit de la tour pour aller rejoindre les chevaliers.
Ceux-ci vinrent à leur rencontre et leur firent joyeux et bruyant accueil. Ils les prenaient par les mains et les emmenaient promener. On fit venir des musiciens et l’on dansa sur l’herbe verte. Mais Lanval s’était mis à l’écart, loin des autres. Peu lui importait cette fête, il songeait seulement à son amie. Il lui tardait de la voir et il se demandait comment il allait pouvoir prendre congé de ceux qui l’avaient si aimablement invité à partager leur divertissement. Mais Morgane avait bien vu qu’il restait seul. Sans se faire remarquer des autres, elle alla vers lui, s’assit à ses côtés et lui parla ainsi : « Lanval, voilà bien longtemps que tu as touché mon cœur. Je peux t’avouer que je t’aime plus qu’aucun homme au monde. Et sache que tu peux avoir mon amour tout entier quand tu le voudras. Tu n’as qu’à parler. Je t’octroie ma tendresse et suis prête à faire ta volonté. »
Lanval fut si surpris par les paroles de Morgane qu’il demeura silencieux, incapable de répondre quoi que ce fût. « Eh bien ! reprit Morgane, es-tu sourd ou sot pour n’avoir pas entendu ce que je t’ai proposé ? » Lanval se sentit gagné par la colère. « Dame, dit-il enfin, laisse-moi en paix ! Je n’ai aucune intention d’accepter l’amour que tu m’offres de cette façon insolente. J’ai longtemps servi le roi Uryen et je me croirais déshonoré si j’acceptais de le trahir avec toi ! Je te prie de ne pas insister ! » Et Lanval se leva, près de rejoindre les autres chevaliers. Morgane le saisit alors par le bras : « Je comprends, dit-elle d’une voix furieuse, que l’amour des femmes te répugne. J’ai entendu dire bien des fois que tu n’avais aucun souci pour les dames et les jeunes filles. C’est certain, tu préfères les valets bien tournés, et c’est avec eux que tu prends ton plaisir. Vraiment, le roi Uryen a été bien inspiré en t’admettant parmi ses compagnons ! »
Lanval fut très peiné de l’accusation que portait Morgane contre lui. Il ne fut pas long à riposter, mais il le fit trop à la légère : « Reine Morgane ! s’écria-t-il avec force, je n’entends rien à ces vilenies. Je peux t’assurer que j’aime une femme qui dépasse de loin toutes les autres femmes que je connais ! Et j’ajouterai aussi que n’importe laquelle de ses servantes, même la plus humble de toutes, vaut mieux, par sa beauté et sa sagesse, que toutes les dames de la cour, à commencer par toi ! » Et Lanval s’éloigna, laissant Morgane dans le pire des désarrois.
Elle était si orgueilleuse qu’il lui était impossible de supporter l’affront que Lanval venait de lui infliger. Elle regagna sa chambre en toute hâte et se jeta sur son lit. « Je me vengerai ! se disait-elle. Et de telle façon que Lanval ne s’en remettra jamais. Ah, Lanval ! Tu as été bien imprudent de refuser l’amour de Morgane. À présent, tu mérites ma haine et mon ressentiment. Tu paieras très cher le dédain que tu as manifesté envers moi ! » Et tout en versant d’abondantes larmes de rage, Morgane songeait déjà par quel moyen elle allait perdre Lanval.
Un peu plus tard, le roi Arthur rentra de la chasse, en compagnie de Kaï, le sénéchal, et du roi Uryen. Ils entrèrent tout joyeux dans la grande salle du palais et demandèrent qu’on leur servît à boire. C’est à ce moment que Morgane fit irruption, le visage défait et baigné de larmes, les vêtements en désordre. Elle se précipita vers Uryen, tomba à ses genoux et se mit à sangloter. Uryen, très étonné, lui demanda ce qu’elle avait. Alors, sans se troubler, devant Arthur et Kaï, Morgane raconta comment Lanval l’avait priée d’amour et comment, parce qu’elle l’avait éconduit, il l’avait injuriée et avilie sans aucune mesure. Et elle ajouta que Lanval s’était vanté d’avoir une amie si sage et si belle que mieux valait sa chambrière, la moindre qui la servait, qu’une seule dame de la cour, la reine Guenièvre et elle-même en particulier.
Le roi Uryen entra dans une violente colère, menaçant de faire tuer l’insolent sur-le-champ, car un tel crime ne pouvait rester impuni. Mais le roi Arthur, avec sagesse, intervint en disant : « Je comprends ta violence, Uryen, mais il y a un autre moyen d’obtenir une compensation à l’outrage que Morgane et toi avez subi. Puisque Lanval prétend que son amie est plus belle que les plus grandes dames de la cour, qu’il le prouve ! Il devra la faire venir devant nous, et nous verrons bien s’il est en mesure de se justifier ! » Le roi Uryen se rangea à l’avis d’Arthur, et celui-ci envoya trois de ses chevaliers avec l’ordre de se saisir de Lanval et de l’enfermer dans une prison en attendant le jugement.
Cependant, Lanval était rentré à son hôtel, désespéré parce qu’il savait bien qu’il venait de perdre son amie. Ne lui avait-elle pas fait promettre de ne jamais parler d’elle à quiconque ? Or, sans y penser, et seulement pour répondre aux provocations de Morgane, il avait failli à son serment. Il s’était enfermé dans une chambre, anxieux et angoissé. Il l’appelait sans cesse, mais se rendait compte que ses appels demeuraient sans effet. Il se plaignait et soupirait, lui criait qu’il lui demandait sa grâce, l’implorait de lui accorder son pardon. Il se maudissait de son inconscience, mais il criait et se lamentait en vain : elle ne daigna pas apparaître un seul moment.
Les trois chevaliers, que le roi Arthur avait envoyés, arrivèrent alors et lui ordonnèrent de les suivre. Lanval leur obéit, le cœur empli de désespoir. Ils l’amenèrent d’abord dans une chambre forte où il fut enfermé toute la nuit et une partie de la journée suivante. Puis, toujours sur ordre du roi, on vint le chercher et on le mena dans la grande salle du palais où étaient réunis Arthur, Uryen, Yvain, Kaï et beaucoup d’autres chevaliers de grand renom. Il y avait également là la reine Guenièvre, Morgane et bien d’autres dames de la cour. Lanval se présenta devant le roi, pensif et taciturne, ayant le visage d’un homme sous le coup d’une grande souffrance.
Arthur lui dit avec colère : « Vassal, tu as commis une grave injure envers ma sœur Morgane, et cette injure, le roi Uryen et moi-même, nous la ressentons cruellement. Tu as essayé de nous outrager et de nous honnir ! En plus, tu t’es vanté d’une folie en prétendant que la moindre des servantes de ton amie était plus belle et plus sage que les dames de cette cour, en particulier la reine Guenièvre et ma sœur Morgane. Ton insolence n’a d’égale que ta folie, et pour cela tu devras payer de justes compensations. » Lanval se redressa : « Roi Arthur ! s’écria-t-il. Je ne suis ni fourbe ni menteur, et encore moins un homme de déshonneur. Le Ciel m’est témoin que jamais je n’ai sollicité ta sœur, la reine Morgane, de m’accorder son amour. C’est une pensée qui ne me serait jamais venue à l’esprit tant j’ai d’estime pour mon seigneur le roi Uryen, et pour toi-même, roi Arthur. Quant à l’amour dont je me suis vanté pour la plus belle et la plus noble de toutes les femmes, je ne le renie pas, bien au contraire, et je l’affirme haut et clair devant tous ceux qui sont ici. Et si je mène un tel deuil, c’est que j’ai perdu cet amour par mes paroles qui étaient imprudentes, mais qui étaient sincères. Je n’ai rien d’autre à me reprocher, et je fais confiance à ta justice pour que la vérité soit enfin établie ! – Il me semble que c’est à toi de faire la preuve de ce que tu prétends. Oserais-tu nier les propos que tu as tenus à ma sœur Morgane ?
— Il y a des propos que je nie et d’autres que je confirme, répondit Lanval. Demande à ta sœur ce qu’elle en pense. » Arthur se tourna vers Morgane : « Parle. Expose-nous les faits tels qu’ils se sont passés. » Morgane se leva, et, d’un air arrogant, elle s’adressa à tous les assistants. « J’affirme, dit-elle, que cet homme dont le nom est Lanval, a tenté de me déshonorer et s’est ensuite vanté d’avoir une amie plus belle que la reine Guenièvre et moi-même. – Roi Arthur, répliqua Lanval, ta sœur est certainement la plus rusée de toutes les femmes de ce monde, mais son cœur est plus faux que le plus vil des serpents. Elle est assez habile pour embrouiller vérité et mensonge de telle sorte qu’on ne puisse plus les reconnaître ! »
Le roi Arthur était très irrité. Il se tourna vers les assistants et leur demanda leur avis. Ils étaient tous très troublés. D’une part, ils savaient qu’ils ne pouvaient pas se dresser contre la parole de Morgane, mais, de l’autre, ils ne pouvaient se défendre d’une grande admiration pour Lanval qu’ils jugeaient incapable d’avoir tenté d’accomplir un tel méfait. Plusieurs cependant furent d’avis de châtier durement l’accusé selon le vœu du roi. C’est alors que le duc de Cornouailles, un homme sage et avisé, se leva et prit la parole : « Seigneurs, dit-il, on peut être sûr qu’il n’y aura jamais fourberie de notre part. Le roi a parlé contre un de ses vassaux. Il l’a accusé de félonie, surtout à cause d’un méchant propos dont il s’est vanté, ce qui a fort courroucé la reine Morgane. Qu’en est-il de tout cela ? Nous n’étions point présents quand cela s’est passé, et nous ne savons pas si Lanval a réellement sollicité la reine Morgane de lui accorder son amour, mais il est un fait, qui demeure et qui peut être vérifié. Lanval s’est vanté, nous dit-on, d’avoir une amie qui surpasse en beauté toutes les dames de la cour, en particulier les reines Guenièvre et Morgane. Il appartient donc à Lanval de nous prouver ses dires en faisant venir devant nous son amie. Nous serons alors à même de juger son propos. Mais qu’il sache que s’il ne peut pas avancer ses preuves, il perdra tout droit de servir le roi et devra se tenir pour congédié et exilé en quelque pays étranger. »
La proposition du duc de Cornouailles plut à chacun des assistants. On envoya quelqu’un auprès de Lanval pour le presser de faire venir son amie afin de se justifier et de se garantir. Il lui répondit : « Hélas ! Je ne le puis parce que j’ai désobéi à ses ordres. Je ne peux plus attendre aucune aide de sa part. » Le messager rendit compte de cette réponse : Lanval renonçait à se défendre. Le roi Arthur les invita alors à prendre une décision. Morgane ne pouvait plus attendre et son honneur était en jeu. Les vassaux d’Arthur et d’Uryen se trouvaient ainsi fort embarrassés. Tout laissait entendre que Lanval était innocent, mais la colère des deux rois était telle qu’ils étaient obligés de la prendre en compte. Et comme ils ne pouvaient plus différer leur jugement, ils convinrent entre eux que Lanval devait être banni du royaume.
Comme ils allaient vers Arthur pour lui faire part de leurs conclusions, on vit venir deux jeunes filles sur deux palefrois, simplement vêtues d’une robe rouge sur leur chair nue. Tous les regardèrent avec intérêt et surprise. Yvain, suivi de trois chevaliers, s’en vint raconter à Lanval l’arrivée des deux jeunes filles et le pria de lui dire si l’une d’elles était son amie. Lanval les regarda attentivement et répondit : « Je ne sais qui elles sont, ni où elles vont, ni d’où elles viennent. »
Cependant, les jeunes filles, toujours à cheval, s’avancèrent jusqu’à la chaire où avait pris place le roi Arthur. Alors, elles descendirent et le saluèrent : « Que Dieu qui fit l’ombre et la lumière sauve et garde Arthur, roi de l’île de Bretagne ! Roi, fais préparer des chambres, fais-les orner de tapisseries et de soieries afin que notre dame puisse y être à son aise : car elle désire être hébergée dans ton hôtel. » Arthur leur répondit favorablement. Il appela deux chevaliers qui les firent monter vers les chambres. Mais, elles ne dirent rien de plus.
Le roi se retourna vers les barons afin de leur demander la sentence qu’ils proposaient. L’un d’eux allait prendre la parole quand apparurent deux autres jeunes filles aussi belles que les deux premières, mais vêtues de soie blanche et montées sur deux mules espagnoles. Tous les assistants eurent les yeux fixés sur elles, et ils en eurent grande joie. Ils se dirent entre eux qu’on pouvait maintenant considérer que Lanval était sauvé. Yvain alla vers lui et lui dit : « Seigneur, sois heureux ! Pour l’amour de Dieu, réponds-nous : voici venir deux jeunes femmes très belles et très bien parées. Laquelle des deux est ton amie ? » Mais Lanval, après les avoir regardées attentivement, lui répondit qu’il ne les connaissait pas et qu’elles ne l’intéressaient nullement.
Cependant, les jeunes filles étaient arrivées devant le roi. Elles descendirent de leurs montures, saluèrent gracieusement le roi et dirent : « Roi Arthur, fais préparer un grand festin pour honorer notre dame, car elle vient ici pour te parler. » Arthur commanda qu’elles fussent menées vers celles qui étaient déjà arrivées. Puis, se retournant vers les barons, il leur demanda de prononcer leur sentence. L’un d’eux s’avança et allait prendre la parole quand on entendit une grande rumeur du côté des portes de la cité. On voyait en effet une jeune femme montée sur un cheval blanc, et tous ceux qui l’aperçurent convinrent qu’ils n’avaient jamais vu une telle beauté. Sa monture était en effet un palefroi d’une finesse extraordinaire, et son harnachement était digne du plus grand des rois de la terre. La femme elle-même était vêtue d’une robe blanche lacée sur les deux flancs par des fils de soie. Elle avait le corps élancé, la hanche basse, le cou plus blanc que la neige sur la branche, le visage clair et les yeux rayonnants, la bouche vermeille et le nez bien droit, les sourcils bruns, le front dégagé, la chevelure bouclée et ondoyante : des fils d’or auraient moins resplendi que ses cheveux sous le soleil. Elle portait aussi un manteau de pourpre sombre et en avait rejeté les pans derrière elle. Sur son poing, elle tenait un épervier, et un lévrier la suivait. Un page d’allure charmante chevauchait à sa droite en portant un cor d’ivoire. Ils allaient tranquillement au petit trot, et, sur leur passage, petits et grands, vieillards et enfants, tous manifestaient leur admiration.
Yvain s’en alla encore une fois trouver Lanval. « Compagnon, lui dit-il, en voici une qui arrive toute seule, qui n’est ni brune ni blonde mais sur qui s’épanouissent toutes les beautés du monde ! Est-ce ton amie ? » Lanval leva la tête et regarda la femme qui s’avançait ainsi. Il la reconnut et son cœur faillit lui manquer. Mais, se reprenant rapidement, il s’écria : « Sur ma foi, c’est bien elle, mon amie ! Je ne souffre plus, puisque je la vois enfin. Et je ne veux plus mourir si elle m’accorde sa grâce. »
La jeune femme entra dans le palais au milieu d’un grand silence. Elle descendit de sa monture devant le roi. Elle laissa choir son manteau afin que tous pussent mieux la voir. Arthur, émerveillé par sa beauté, se leva et la salua avec déférence. Tous les barons firent de même et s’empressèrent pour la servir. Elle marcha lentement au milieu des groupes, comme pour se faire admirer, puis elle revint vers le roi. « Arthur, dit-elle, écoute-moi bien, et vous tous, barons du royaume de l’île de Bretagne, prêtez attention à mes paroles. Si vous voulez savoir qui je suis, je vous dirai seulement que je suis la Fée des Brumes, et que je viens d’une terre lointaine où la tristesse et le chagrin sont inconnus, où retentissent chaque jour et chaque nuit les musiques les plus suaves, et où se répandent, dans tous les vergers, dans tous les bosquets, des parfums comme vous n’en connaîtrez jamais. Et je suis venue jusqu’à toi, roi Arthur, pour que tu ne commettes point d’injustice. J’ai aimé un de tes vassaux. Le voici, c’est Lanval. Il a été accusé devant ta cour et je ne veux pas qu’on tourne contre lui les paroles qu’il a dites. Sache ceci : la reine Morgane a tort. Jamais Lanval ne l’a requise d’amour. Quant à la vantardise qu’il a faite, si, par ma présence, il peut en être acquitté, c’est à vous, barons, d’en juger. »
Le roi se tourna vers les barons. Un murmure s’éleva dans l’assistance. « Chevaliers, dit Arthur, qu’en pensez-vous ? Est-il vrai que l’amie de Lanval éclipse par sa beauté toutes les autres femmes de ce royaume, y compris ma femme la reine. Guenièvre et ma sœur la reine Morgane ? » La réponse fut unanime. Il n’y eut personne pour contester que Lanval était pleinement justifié. « Dans ce cas, dit encore le roi, Lanval est libre, et je lui rends toute ma confiance ! »
La jeune femme salua Arthur et les barons et remonta sur son palefroi blanc. Arthur eut beau la presser de rester, elle dit simplement qu’elle ne le pouvait pas et qu’elle devait rejoindre son pays dans les plus brefs délais. Elle fit faire demi-tour à son cheval et, lentement, suivie par les quatre jeunes filles qui avaient elles-mêmes repris leurs montures, elle s’éloigna au milieu de la foule et gagna la grande porte de Carduel. Et dès qu’elle eut franchi cette porte, une brume épaisse monta du sol et se répandit autour des murailles.
Hors de la salle, on avait dressé un grand montoir de marbre gris où les hommes d’armes pouvaient se mettre facilement en selle lorsqu’ils quittaient la cour du roi. Lanval y courut et monta dessus. Quand la Fée des Brumes eut atteint la grande porte, il sauta sur un palefroi qui se trouvait là, piqua des deux et s’élança derrière elle, disparaissant dans la brume. Et personne ne le revit jamais plus[47].
Quant à Morgane, elle n’avait pas attendu le prononcé du jugement pour quitter l’assemblée. Dès qu’elle avait vu la Fée des Brumes, elle avait compris qu’elle s’était mesurée à plus fort qu’elle. Pleine de ressentiment, mais prenant grand soin de ne pas manifester sa rage, elle se mit à rôder dans les couloirs du palais avant de se réfugier dans une chambre où, allongée sur un lit d’apparat, elle pleura longuement. Et, quand la nuit s’avança, elle sortit de la chambre, voulant regagner les appartements qu’elle partageait avec le roi Uryen. C’est alors qu’elle croisa Accolon de Gaule, un chevalier brave et intrépide qui s’était mis depuis peu au service du roi Arthur. Ce n’était pas la première fois que Morgane l’avait remarqué, d’autant plus que le chevalier manifestait assez clairement le désir qu’il avait d’elle. Elle le dépassa, puis s’arrêta brusquement et se retourna. Accolon s’était lui aussi retourné. Morgane lui sourit et lui tendit la main. « Viens ! » lui dit-elle. Et elle l’entraîna dans la chambre où elle s’était réfugiée pour pleurer.
Le matin, quand le soleil se mit à briller par les fenêtres, Morgane se souleva légèrement et contempla le visage d’Accolon qui dormait. Elle eut un étrange sourire et ses yeux se mirent à briller. « Il a le visage d’un roi du monde », murmura-t-elle. Alors, elle se leva, remit de l’ordre dans ses vêtements et, le plus silencieusement possible, elle se glissa hors de la pièce[48].